Des irréductibles chauffeurs de tuk-tuk barrent la route aux bus
Un farouche lobby de chauffeurs de tuk-tuk s’oppose à la mise en œuvre d’un transport public moderne entre l’aéroport et les plages de Phuket. Ce défi à l’autorité de l’État illustre un archaïsme thaïlandais.
Les résidents de Phuket devront encore patienter pour bénéficier de la première desserte régulière par des autobus de l’aéroport et des principales plages de la presqu’île. Jaloux de son anonymat, le discret titulaire de la concession se dit fin prêt à lancer le nouveau service après avoir investi 6 millions de bahts (160.000 €) pour rénover six véhicules précautionneusement équipés de caméras de surveillance. Les tarifs sont déjà publiés sur un site internet dédié. Avec l’appui du gouverneur de la province, le "Phuket Airport Bus Express" devait être mis en service courant mars.
Las ! Les plus hautes autorités de la province n’ont pas encore obtenu l’aval du lobby des chauffeurs de tuk-tuk aussi farouche que singulièrement puissant. "Je crains des attaques sur des bus. Les chauffeurs de tuk-tuk et de taxi de Kata Karon m’inquiètent tout particulièrement", déclare le vice gouverneur Chamroen Tipayapongtada pour qui "Phuket va de l’avant, mais nous devons progresser prudemment". Cette semaine un comité provincial s’est donc résolu à retarder le lancement de ce service public moderne le temps d’organiser une concertation dont la conclusion est promise avant le 15 mai.
Sur une presqu’île découpée en zones distinctes par différents groupes de taxis qui défendent jalousement leurs monopoles territoriaux, les chauffeurs de tuk-tuk de la zone Kata-Karon apparaissent comme les plus déterminés à défendre leur fief. Réputés pour leurs opérations coup de poing, ils ont promis de faire la guerre aux nouveaux bus. Début janvier, ils avaient déjà bloqué la route côtière pour protester contre la concurrence jugée déloyale d’agents de voyages russes. Et en 2010, ils n’avaient pas hésité à défier la plus puissante armée du monde en prétendant interdire la circulation de navettes assurées par la marine des États-Unis pour faciliter une escale récréative de ses marins. Après 100 jours au large un officier supérieur ne retenait pas sa rogne : "il est évident que ce type d’incident n’arriverait pas à Singapour".
Pas un mètre de territoire n’échappe à leur vigilance et en 2009 un touriste français distrait avait même eu le bras cassé pour avoir empiété sur un emplacement de stationnement. Au cours des dernières années, les incidents ont été si nombreux qu’un site internet est entièrement dédié aux exploits de ces irréductibles chauffeurs siamois qui ont aussi les honneurs de la presse internationale. En 2010 le Sydney Morning Herald notait qu’un trajet de 40 kilomètres entre l’aéroport de Phuket et la plage de Patong était aussi onéreux qu’un voyage en autocar jusqu’à Bangkok, 850 kilomètres au nord.
Le grand quotidien australien soulignait déjà l’incapacité du gouverneur de la province à imposer son autorité et les règles d’un état de droit moderne à une corporation disposant du parrainage occulte de personnes influentes jamais nommées. Malgré cet exemple parmi d’autres d’un anachronisme au parfum féodal, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) vient de classer le royaume parmi les nations "hautement performantes" aux côtés de la Chine, de l’Indonésie, du Vietnam et de la Malaisie. Cette onction onusienne est relativisée par un sagace éditorialiste thaïlandais. Voranai Vanijaka rappelle combien il est difficile de s’affranchir d’héritages culturels pluricentenaires. "Un alcoolique doit toucher le fond avant d’admettre qu’il est temps de passer au jus d’orange. La Thaïlande n’a pas touché le fond depuis le désastre de la chute d’Ayutthaya en 1767. […] La psyché thaïlandaise est ouverte aux évolutions tout en étant lestée par un bagage culturel qui réduit le changement à un slogan marketing". Selon Voranai les Thaïlandais n’ont pas l’endurance des Européens qui ont touché le fond avec les conflits mondiaux à travers lesquelles le pays du sourire s’est faufilé sans trop de dommages. Et de se justifier avec une pirouette : "Il fait trop chaud sous les tropiques".
source : http://www.lepetitjournal.com/bangkok
vendredi 22 mars 2013